La horde de contrevent est un roman intemporel, ou plutôt une œuvre d'art, un chef d'œuvre de l'écriture. C'est un récit qui va au bout de ses idées et de se concepts. Alain Damasio y tisse entre-eux les nombreux niveaux de lecture, démultiplie les trames, mais les brode ensemble en un système parfaitement coordonné, comme une seule et unique toile.
Je n'ai qu'un conseil, lisez-le, il entrera sans doute parmi les classiques… il lui faut juste attendre que la poussière du temps se dépose en une fine épaisseur sur sa couverture car tout le reste de l'étoffe dont son fait les classiques y est déjà.
(Bon, ensuite ce n'est que mon humble avis, hein ;)
Attention, ce qui suit dévoile l'intrigue… SPOILER ALERT !
Difficile de classer l'œuvre qui est paru dernièrement dans la collection folio SF…
Elle n'appartient pas plus à la SF qu'au domaine du fantastique. Car de la SF, elle ne possède pas son origine… scientifique. La technologie, quoique vraisemblablement d'un niveau comparable à celui de notre société dans son ère pré-informationnelle n'est ni centrale dans l'histoire, ni perturbatrice. La réflexion ne s'oriente pas vers le duo homme/outil ni vers la rencontre avec une altérité à l'humanité : point d'extraterrestre dans ce récit.
De même, si la présence récurrente d'entités et de pouvoirs surnaturels inscrit assez clairement l'œuvre dans un cadre fantastique, ce cadre est complètement débordé par la démarche intrinsèque scientifique des personnages pour découvrir, comprendre et expliquer leur monde là où le récit fantastique classique se borne généralement à faire jouer les personnages dans leur monde surnaturel comme dans un bassin dont ils ne pourraient ni voir ni sentir les bords.
Damasio mêle donc ici de façon fondamentale les deux genres principaux des récits de l'imaginaire : SF et fantastique, mais en prenant bien soin de les amputer sévèrement chacuns. Cette œuvre appartient pleinement et seulement à la littérature de l'imaginaire. Il n'est pas possible de descendre à un niveau plus fin de classification.
La technologie du monde du vent s'approche par bien des aspects de la notre mais en diffère sur deux axes centraux :
L'analogie avec le “steampunk” est vraiment tentante. J'ose ainsi parler d'un “windpunk” tant l'univers technologique découlant de cette domination de l'énergie éolienne est développé et prégnant. (Tout en restant sur le plan secondaire du point de vu scénaristique.)
L'ouvrage est bourré, littéralement bourré de “jeux de mots”. Mais j'entends “jeux de mots” dans ses sens les plus larges :
Damasio, par orgueil, par pouvoir et/ou par choix technique se livre à l'exercice ardu de faire narrer plus de 18 personnages différents avec chacun leur style propre et parfaitement différencié. Pas seulement “parler” (dans des dialogues), mais bien narrer l'histoire de leur propre point de vue. Évidemment, les 18 ne prennent pas la parole à part égale. Mais ils sont tout de même 11 personnages à prendre le micro de façon récurrente (de mémoire, je ne suis pas allé compter). Damasio, même si on ressent à certain moment comme un forçage maladroit du trait, parvient à faire parler tous ces gens de façon assez naturelle. Je pense notamment au Golgoth du début du récit. Il me semble que ses premières interventions se font dans un style extrêmement brut. Des phrases très courtes, souvent nominales, uniquement juxtaposées. En comparaison, le Golgoth de la fin parle avec des phrases plus construites et surtout un style bien plus fin ou ses grossièretés passent au service d'une ironie et d'une acidité acerbe quand le Gogole du début ne passe que pour un gros rustre, une brute épaisse.
Les styles de Caracole, d'Erg et d'Arval sont caricaturaux. Mais cela va de pair avec leurs personnages. Ce qui est sans aucun doute volontaire pour le troubadour puisqu'il est faiseur de caricature par son métier, mais aussi caricature en tant que personnage et caricature en tant qu'être même. Pour Erg, il s'agit aussi sans doute de coller avec la caractère unilatéral du personnage. Efficacité, efficacité, efficacité. Pour Arval, il s'agit sans doute simplement d'une faiblesse de recherche pour un personnage secondaire qui est seulement ébauché.
Les autres styles narratoires sont plus classiques et plus proches entre eux.
La structure du récit s'inscrit dans le cadre classique de la quête. La progression est linéaire. Le sens est unique. Il est cependant renversé. On remonte vers l'origine. C'est répété sans cesse d'un bout à l'autre du récit et dans toutes ses dimensions :
On retrouve beaucoup le schéma narratif de l'épopée (récit de la quête (externe et interne), du voyage, de l'apprentissage, de la rencontre, de la maturité). Avec quelques nuances :
Un des aspects “SF” de ce roman tient dans la volonté de Damasio d'inscrire son récit dans une cosmologie détaillée. Le vent et la science qui s'y attaque, l'aérologie son décrits de façon détaillée et récurrente. Ces explications forment une cosmologie à part entière et cohérente. Elles lui permettent également de dessiner une cosmogonie mais seulement en hypothèses dont seule celle de Caracole ne se révèle pas caduque, car non basée sur l'extrême-amont. Il est d'ailleurs intéressant de noter que cette cosmogonie est calquée sur la cosmogonie scientifique actuelle : celle du Big Bang. Comme l'est par ailleurs la cosmologie du vent qui la rapproche par de nombreuses analogies au concept moderne de l'énergie.
Ou plutôt “énigme” car Damasio finit par répondre à la plupart des question qu'il sert (en tous cas, seule cette dernière énigme me reste). Que signifie cette plaquette de cuivre que Sov découvre à la base du cordon ombilical ? Que signifient oiseau/méduse/soleil ?
Mes points de pinaillage :
Le dernier point de critique concerne le choix de Damasio d'avoir écrit un roman sexiste. Les femmes y sont à la fois sous-représentées et représentées comme des faiblesses, des poids, des boulets qu'on tolère sans doute uniquement pour calmer les ardeurs des hommes. Elles sont toutes des personnages secondaires sauf Oroshi. L'exception qui confirme la règle puisqu'elle semble n'être femme qu'à temps partiel. Pendant les 3 quarts du récit, elle est seulement celle qui est solide quand les autres sont faibles (celle par qui Aoi et Callirhoé sont arrivées et survivent au sein de la Horde). Elle est celle qui ne se donne pas sexuellement. Celle qui ne semble pas éprouver de sentiments. Même dans la dernière partie du récit, elle ne s'offre que rarement. Elle se laisse aller à ses sentiments pour Sov que le temps strictement nécessaire. Elle va jusqu'à limiter sa grossesse ! L'empêcher de prendre place “naturellement”. Et elle meurt 3 jours après s'être “laissée aller à sa grossesse” ! Ce faisant, elle passe presque directement à la figure de la mère, pour Barouf comme pour Sov lui-même.
D'ailleurs, inutile de chercher à lire entre les lignes pour trouver le machisme… il suffit d'écouter Golgoth. Ce dernier non seulement méprise les femmes, d'autant plus qu'elles sont vieilles et donc non désirables (boujour Alme), mais il ne les tolère que dans la mesure où il peut les utiliser. Certes, on pourra me contrer en disant que Golgoth ne fait pas de distinction homme/femme sur ce point là. Et on aura raison. Mais où est le contrepoint à Golgoth ? Piétro ? Sov ?
Quand aux femmes sexualisée, il y a Nouchka la prostituée. Aoi et Calli qui finissent en couple, mais qui renoncent ou meurent. Et Coriolis, l'ingénue, l'immature. Qui finit par murir à vitesse grand V pour mourir dans la foulée, plus ou moins de la main sale de Larco.
C'est dommage. Car Damasio ici ne fait que s'inscrire dans une tradition machiste. Le dépassement et le leadership comme attributs essentiellement masculins. Et quand une femme s'y attaque, c'est parce qu'elle est moins femme que les autres.
On a devant nous une œuvre qui me parait majeure. Une œuvre complète et autoporteuse. Une œuvre qui s'inscrit dans la tradition tout en donnant une nouvelle dimension par sa cosmologie riche et détaillée. Par son écriture fine et expressive aux styles multiples et rythmés. Par la maitrise de Damasio de l'art du suspens. Sans que l'ennui se fasse jour au début par une trop longue mise en place, ni que tous les mystères soient dévoilés d'un seul coup à la fin.
Il existe des enregistrements phoniques de Damasio lui-même, un genre de carnet de bord (de contre ?) lors de la rédaction du roman. Il est sans doute intéressant de les écouter. On en retrouve par exemple dans ce morceau.